Mouvements lesbiens et féministes : quelles relations aujourd'hui ?

Dimanche 9 novembre 2003 - 15e festival
Quand les lesbiennes se font du cinéma

Rencontre et débat en présence de Natacha Chetcuti qui a co-dirigé avec Claire Michard "Lesbianisme et féminisme. Histoires politiques", Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme, 2003.

Natacha Chetcuti : Ce livre, co-dirigé avec Claire Michard, fait suite à un atelier que j’avais initié à l’Université de Toulouse-Le Mirail lors du Colloque international d’études féministes francophones en septembre 2002.
L’objectif était de réunir des chercheures militantes et des militantes afin de débattre sur l’histoire des mouvements féministes et lesbiens des années 1970 à aujourd’hui et d’y croiser différents points de vue tant du courant du lesbianisme qu’à partir de celles qui ont été actrices de ces mouvements, à partir d’un point de vue sociologique, politique etc. Ce colloque s’intitulait « Ruptures, Résistances et Utopies ». Il représentait une occasion inédite pour faire le point sur l’histoire de la pensée des mouvements féministes et lesbiens en France mais aussi au Québec et dans les pays d’Amérique latine et aux Caraïbes. Ces trois termes « Ruptures, Résistances et Utopies » représentent les trois thématiques qui définissent l’articulation entre ces deux mouvements au pluriel. Avant de commencer, je souhaite remercier Hélène Rouch qui a permis la publication de ce livre, car chez L’Harmattan, les directrices de collection travaillent bénévolement.

J’ai préparé un bref résumé de l’histoire des mouvements des années 1970 à aujourd’hui afin de contextualiser le cœur de cet ouvrage qui recouvre 20 publications.

Depuis les années 1970, les mouvements féministes se définissent par quatre grandes tendances : les mouvements essentialistes, les mouvements culturalistes ou égalitaristes, les mouvements matérialistes et la tendance lesbianisme radical. Dès le départ, ils ont connu des ruptures, tant en terme de stratégie de lutte, de résistance, mais aussi d’un point de vue de l’analyse de ce qu’on appelle aujourd’hui les rapports sociaux de sexe et de son corollaire l’hétérosexualité. Je signale que la notion de rapports sociaux de sexe a été conceptualisée par Nicole-Claude Mathieu qui est anthropologue à l’EHESS. Au-delà des diverses stratégies de résistance, ce qui différencie ce courant, c’est la notion d’utopie. Même si chaque courant veut lutter contre l’oppression que subissent les femmes en général, les objectifs des unes et des autres ne sont pas les mêmes.

Schématiquement, on peut dire que :

  • le courant essentialiste, représenté par la tendance « Psychanalyse et Politique » dont les plus connues sont Antoinette Foulque, Luce Irigaray et Hélène Cixous, s’est centré sur une revalorisation du féminin,
  • le courant égalitariste, qui a beaucoup milité pour la parité dans les années 1990 et qui est représenté par Elisabeth Badinter et d’autres, souhaite un changement de la société. Il était appelé réformiste dans les années 1970.
    La question des inégalités hommes/ femmes passera par une égalité de droits. On est dans une lutte en termes de droit dans tous les domaines : politique, scolarité etc. C’est ce qui a fait qu’après l’arrivée de Mitterrand, il y a eu des programmes sur l’égalité hommes/femmes dans les filières scolaires,
  • le courant matérialiste, dont les plus connues sont Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paolo Tabet et d’autres, souhaite une rupture des classes de sexe.
    J’insiste sur ce courant car c’est de lui que va partir le lesbianisme radical et le livre que je vais vous présenter est au cœur de ces deux courants. Ce courant se base sur une analyse de la division socio-sexuée notamment dans le travail domestique qui est défini comme étant le lieu essentiel de l’exploitation de la classe des femmes. L’optique matérialiste est anti-naturaliste et le rapport établi entre sexe et genre a une correspondance sociologique et politique. Le genre construit le sexe. On ne parle pas de domination masculine mais d’oppression ou d’exploitation de la classe des femmes ou plus radicalement, avec Colette Guillaumin, d’appropriation de la classe des femmes. L’analyse se situe dans une analyse globale de l’appropriation collective et privée. C’est un courant de pensée issu du marxisme. L’analyse des rapports hommes/femmes est fondée sur la notion d’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes et l’appropriation matérielle des femmes se produit à deux niveaux : l’appropriation privée se manifeste par le mariage ou toute forme de concubinage qui entraîne l’appropriation du temps, l’obligation sexuelle, les charges physiques des membres de la famille etc. ; l’appropriation collective se manifeste par le viol, la pornographie, la disparité des salaires, le harcèlement sexuel etc.
  • le lesbianisme radical est issu du féminisme matérialiste et si le terme « radical » a été choisi, c’est parce qu’il définit la notion de « racine », du latin radix, ce qui signifie que le lesbianisme radical veut identifier, dénoncer et lutter contre les racines de l’oppression des femmes dans sa généralité.
    Le lesbianisme radical va diverger du féminisme matérialiste puisqu’il considère le lesbianisme non pas comme une simple pratique sexuelle mais comme une résistance, consciente ou non, à l’ordre social et politique instauré contre les femmes.
    A ce sujet, vous avez un très bon article de Gayle Rubin dans Les cahiers du CEDREF édité en 1975, où elle montre bien comment l’hétérosocialité est l’ordre social qui définit l’appropriation des femmes par le biais de la reproduction et qui définit aussi la sexualité. L’hétérosexualité n’est pas pensée comme une contrainte, comme le fera Adrienne Rich, mais comme un système social. On n’est pas dans une analyse de rapports individuels mais dans une analyse globale du système. Dans les pays francophones, la théorie du lesbianisme radical a puisé certains concepts dans le féminisme matérialiste, notamment sur les notions d’appropriation collective et privée de la classe des femmes par la classe des hommes, et dans le lesbianisme matérialiste que Monique Wittig a formalisé. Je tiens à préciser que le livre est dédié à Monique Wittig qui est décédée en janvier 2003, puisqu’elle est au cœur de ces propositions théoriques. Elle dira elle-même que le courant radical ne se définit pas à partir du féminisme, puisque que ce terme est basé sur la racine « femme ». Monique Wittig va montrer en quoi le sujet désigné « lesbienne » n’est pas « une « femme » ni économiquement ni politiquement ni idéologiquement, car bien que subissant les effets de l’appropriation collective des femmes (salaires inférieurs, agressions, viols, etc.), les lesbiennes échappent à l’appropriation privée par un homme », ce qui signifie qu’elles n’échappent pas à l’appropriation collective et en cela, elles sont des femmes, mais comme elles échappent à l’appropriation privée, elles ne peuvent pas se définir en tant que femmes à ce niveau-là. Le lesbianisme radical va faire émerger les notions d’hétérosocialité et d’hétérosexisme. « Hétérosocialité », c’est la définition du système social qui articule à la fois analyse du système de genre et de sexualité, et « hétérosexisme », c’est l’analyse du système de pensée et de pratique dont la prédominance est l’hétérosexualité, mais aussi l’hétérosexualité au détriment des femmes, comme mode d’appropriation de la classe des femmes. L’utopie du lesbianisme radical est l’abolition du système dans sa globalité, classe de sexe et système de l’hétérosexualité, qui est définit comme un régime politique. On ne parle pas de déconstruction des catégories mais de destruction des catégories de genre.

On peut dire que les mouvements féministes sont marqués par deux principales ruptures : la première se situe dès les années 1970 avec le courant essentialiste et les autres mouvements, puisque le mouvement essentialiste était dans une définition très différentialiste et biologisante des rapports sociaux de sexe.
Dans la continuité, on assiste dès 1972 à une rupture entre lesbiennes et féministes et on voit la création des Gouines Rouges en 1972, du Front Lesbien International en 1974, du Lesbianisme Radical en Belgique.
Le lesbianisme devient une position politique pour lutter contre le régime hétérosexuel. Certaines de celles qui créent ces mouvements ont appartenu au FHAR, Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, et d’autres viennent des mouvements féministes. Les premières tensions jaillissent dès ce moment-là et révèlent l’hétérosexisme des luttes féministes qui ne remettent pas en question l’ordre de l’hétérosexualité et qui maintiennent l’invisibilité des lesbiennes pourtant très majoritaires depuis le début au sein du mouvement. Comme le rappelle Louise Turcotte dans l’ouvrage, dès 1974, le débat lesbianisme/féminisme s’impose et émerge alors le Front Lesbien International. Dès ce moment-là, les lesbiennes vont être accusées de diviser le mouvement, tout comme les gauchistes ont accusé les féministes de diviser le mouvement dès le début des années 1970. Le lesbianisme est considéré comme une zone de résistance intermédiaire entre la classe des hommes et la classe des femmes, cette dernière en tant que groupe opprimé. Ti-Grace Atkinson, dès 1972, dira que « le lesbianisme contient le principe fondamental d’une révolution féministe réussie ». On arrive à une charnière importante qui est la rupture avec les féministes, d’une part parce que les lesbiennes en ont assez d’être considérées comme une spécificité en référence à l’identité sexuelle ou comme l’embryon du féminisme, et d’autre part parce que le lesbianisme n’est pas considéré comme une modalité de l’élaboration théorique. Elles contestent le fait que l’institution de l’hétérosexualité n’est jamais contestée dans ces mouvements. En 1977, c’est la création de la revue Questions féministes, dont le premier collectif de rédaction était composé de Colette Capitan, Emmanuelle de Lesseps, Nicole-Claude Mathieu, Monique Plazza et Christine Delphy.
On assiste à une deuxième rupture en 1980 au sein même de la revue qui va s’appeler Nouvelles questions féministes. Le sujet de la rupture repose sur le statut social de l’hétérosexualité. Cette rupture fait suite à l’édition de deux articles de Monique Wittig qui s’intitulent « La pensée straight » et « On ne naît pas femme ». Elle critique le discours des scientifiques des sciences humaines qu’elle qualifie d’apolitique et anhistorique et qui ne remet pas en question les catégories et les concepts tels que homme, femme, différence et surtout le concept d’hétérosexualité que l’on pose toujours comme quelque chose d’inéluctable qu’on n’interroge jamais. Elle pense à la psychanalyse, à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie etc. Elle dira « la société hétérosexuelle est fondée sur la nécessité de l’autre, différent à tous les niveaux. Elle ne peut pas fonctionner sans ce concept ni économiquement, ni symboliquement, ni linguistiquement, ni politiquement. Cette nécessité de l’autre différent est une nécessité ontologique pour tout le conglomérat de sciences et de disciplines que j’appelle la pensée straight ». Pour elle, il faut arriver à une nouvelle définition de la personne du sujet pour toute l’humanité et cette définition ne peut être trouvée qu’au-delà de catégories de sexe femme et homme. Dans l’optique de Monique Wittig, l’idée de souhaiter la disparition des catégories de pensée autant dans le langage que dans le système social passe par une destruction de l’appropriation de la classe des femmes dans son ensemble. Elle dira « notre survie exige de contribuer de toutes nos forces à la destruction de la classe « les femmes » dans laquelle les hommes s’approprient les femmes et cela ne peut s’accomplir que par la destruction de l’hétérosexualité comme système social basé sur l’oppression et l’appropriation des femmes par les hommes et qui produit le corps des doctrines sur la différence entre les sexes pour justifier cette oppression ». D’où l’affirmation de Monique Wittig qui dit à la fin de son texte « les lesbiennes ne sont pas des femmes ».
Très rapidement, on peut dire qu’après 1980-1990, les mouvements féministes s’épuisent. On va vers une institutionnalisation du féminisme, voir une professionnalisation du féminisme mais par ailleurs les groupes lesbiens vont s’autonomiser. On passe alors d’une non mixité hommes/femmes dans les mouvements féministes à une non mixité lesbiennes/hétérosexuelles et on assiste à la naissance d’associations non mixtes lesbiennes.
On va vers une construction de l’identité culturelle lesbienne. 1990-2000, l’arrivée du Sida, les luttes pour le Pacs, on assiste à une redéfinition du politique qui ne passe pas par la question de l’oppression de la classe des femmes mais dans une lutte identitaire, notamment dans la lutte pour le Pacs et on va vers une militance plus mixte homosexuelle/hétérosexuelle.

L’ouvrage recoupe quatre grandes thématiques :

  • histoire des mouvements lesbiens et féministes et de leurs idées-force
  • langage et sujet dominé
  • sexualités et parcours identitaires
  • lesbianisme et institutions

En annexe, nous avons mis un article de Nicole-Claude Mathieu qui est une critique sur la tendance queer.

Le débat est ouvert.

A : J’ai un étonnement face à l’association entre lesbiennes, gays, bis, trans, etc. Je sais qu’il y a des mouvements de libération qui ont différents objectifs mais je me demande si c’est vraiment le même combat.

N.C. : Pour moi, ce n’est pas la même problématique. Ne serait-ce que l’homosexualité au niveau du système général. Que les homosexuels hommes travaillent ensemble, c’est très bien. Ils sont issus de la classe des hommes, ils ont à travailler sur la question de la domination masculine et ce n’est pas parce qu’on est homosexuel qu’on est forcément amis ou alliés. Nous ne subissons pas les mêmes oppressions et nous ne sommes pas du tout dans le même contexte social. Quand aux transsexuels et aux bisexuels, je pense que ce sont des problématiques différentes. L’idée, comme dans l’héritage des années 1970, c’est de partir de sa propre oppression et de sa propre expérience du soi, individuelle et collective. Il peut y avoir des alliances ponctuelles mais pas une militance en continuum.

B : Je pense qu’il y a plusieurs choses. Je ne sais pas si on doit passer beaucoup de temps sur les mobilisations mixtes, même si c’est une réalité. Il y a une énorme pression dans le mouvement lesbien pour qu’il devienne LGBT. On ne doit pas se voiler la face. C’est une réelle pression aussi bien dans le festival que dans les différents milieux féministes et lesbiens. C’est un atelier : il faudrait repartir avec ce qui a pu se passer dans les années 1970. La vieille génération des homos qui a créé le FHAR, par exemple, était libertaire et s’appuyait sur des positions politiques classiques d’analyse de la société. Il y avait aussi un courant trotskyste. Les mouvements féministes lesbiens et homosexuels hommes se sont construits autour de tout cela avec des tendances différentes. Il y avait bien sûr aussi un courant de droite, surtout dans les années 1980, que l’on peut retrouver aujourd’hui. Nous sommes obligées aussi bien au niveau de la mixité ou de la non mixité, de la construction qu’on peut avoir en tant que lesbienne ou en tant qu’homo, aussi bien en tant que féministe hétérosexuelle qu’en tant que lesbienne, de partir de notre histoire d’enfance mais aussi de notre classe sociale et de là d’où l’on vient au niveau de sa culture, c'est-à-dire les diverses oppressions qui nous habitent.
Si on ne part pas de là, on en est à ce que nous sommes aujourd’hui, on peut être n’importe qui, n’importe quoi, on peut habiter son corps comme on veut. Pourquoi pas, mais cela veut dire qu’on est très privilégié pour se permettre cela. Si on n’analyse pas la société telle qu’elle est, cette montée de la droite et de l’extrême droite à l’heure actuelle, en tant que lesbienne, il y a quelque chose qui ne va pas et on va se trouver devant un mur ou enfermée. N’oublions pas que la montée du mouvement lesbien et du mouvement lesbien politique et radical s’est fait à la fin des années 1970 où il y avait une énorme montée de la gauche et de l’extrême gauche et qu’en 1981, il y a eu Mitterrand au pouvoir, avec ce qu’on en pense, mais c’était des évolutions réformistes notables, avec le fait que l’homosexualité n’était plus pénalisée etc. On ne peut pas passer à côté de cela.
A l’heure actuelle, en 2003, on a un Sarkozy au pouvoir et les choses changent énormément. Il y a une grande montée du mouvement homosexuel masculin qui se construit sur des bases politiques de droite voire d’extrême droite, entre autre à Paris, et au niveau des lesbiennes, il y a un apolitisme qui représente pour moi un recul et un comportement réactionnaire dans les comportements classiques politiques qui est notoire aussi. Qu’on puisse débattre autour de la mémoire d’Elula Perrin sans parler de la position raciste et d’extrême droite d’Elula Perrin ici, dans ce lieu, c’est quelque chose de notoire. Personne n’a réagi politiquement dans ce débat. Il faut absolument toujours analyser les années 1970 et les années 1980 mais il y a eu toute cette période de reprise en main par la droite qui a fait que les homosexuels et les lesbiennes sont des êtres politiques qui sont inscrits dans une certaine classe. La plupart du temps les lesbiennes se construisent dans une autonomie de travail qui fait que peut-être, même si cela change en fonction de leur classe sociale, elles ont plus de travail que les femmes hétérosexuelles ou certaines féministes hétéro. On ne peut pas découper les choses. Je pense qu’à l’heure actuelle, ce livre est extraordinaire. Il doit nous servir de débat pour analyser la nouvelle ère, car on est dans le XXIe siècle avec, depuis ces dix dernières années, énormément de changements.

C : Je voudrais poser une question que je me pose à moi-même. Je travaille dessus en ce moment par rapport à des vidéos. Quel est le fait marquant pour les femmes, lesbiennes, hétéro, autres, au XXe siècle ? Quel est le fait qui a bouleversé la vie des femmes en Occident, en France ? Quel est l’acquis principal ?

N.C. : Parle-t-on en terme de droit ou de révolution sociale ?

D : Le droit de vote !

C : C’est pour ouvrir, en continuité avec ce qui a été dit. C’est un tout, l’appartenance au fait que nous soyons des femmes, à savoir que nous avons une sexualité de femme. Mais quelle est-elle ?

N.C. : Ma position est qu’on n’a pas une sexualité de femme, puisqu’on n’est pas hétérosexuelle.

C : Mais il y a des femmes qui sont mères de famille. Ma réponse, c’est le droit de disposer de son corps, c'est-à-dire la maîtrise de la fécondité.

E : Le droit de disposer de son corps, d’accord. L’accès à la fécondité, à un contrôle de la fécondité, c’est bien pour les femmes. Mais je ne me sens pas concernée.
A partir du moment où j’ai compris mon lesbianisme et ma sexualité lesbienne, je me suis désengagée de ce débat. S’il faut faire de la majorité et aller dans la rue, j’irai, mais ce n’est pas mon combat. On ne peut pas être de tous les fronts.
Mon combat se dirige vers la visibilité lesbienne. Je participe par exemple aux Jeux Gays. Je le dis dans mon travail, autour de moi, à mes ami-es, à des gens que parfois je ne connais pas. Quand on me demande quelle compétition je vais faire, je dois argumenter. Je dis que je fais les Jeux Gays et Lesbiens et il faut assumer. Mon combat, c’est d’assumer mon homosexualité, mon lesbianisme. Le combat de la fécondité et de la contraception n’est pas le mien.

C : En revanche, comment se fait-il que la génération des jeunes lesbiennes est dans la procréation assistée ?

N.C. : Il y a une confusion entre femmes et lesbiennes. Les mouvements féministes et lesbiens se sont autonomisés.
Il faut arrêter de penser le lesbianisme comme uniquement une orientation sexuelle. C’est aussi un choix politique dont l’idée est le changement social et de repenser le social autrement. La lutte des femmes, c’est autre chose. On peut être associées collectivement sur la lutte des femmes sur la question du viol ou du harcèlement sexuel, parce qu’on peut toutes subir un viol ou du harcèlement sexuel, mais on est dans une proposition politique du changement.
Ensuite, la lesboparentalité concerne une tendance chez les lesbiennes au-delà de la trentaine. C’est un effet de génération qu’on pourrait analyser. C’est aussi la conséquence des luttes identitaires des années 1990 où on ne lutte plus à partir de la classe des femmes mais le but est l’intégration totale à l’intérieur du système hétérosocial, le lesbianisme n’étant plus une position politique. Sans doute, est-ce plus facile aussi d’afficher son lesbianisme avec un enfant parce que du coup, on est intégrée à la classe des femmes. On ne peut pas dire que toutes les lesbiennes sont concernées par la maternité. Il y a une tendance à analyser. Que signifie-t-elle socialement ? Comment peut-on l’articuler, même avec le Pacs ?

F : C’est important de recadrer les choses. On a tendance à revenir à des choses beaucoup trop générales et on en oublie où en sont maintenant les lesbiennes politiquement ? On est assez nombreuses aujourd’hui et on pourrait faire le point.

G : L’autre jour, j’étais sur Google, sur Internet. Je me suis mise dans la position d’une lesbienne qui cherche à entrer en contact avec d’autres lesbiennes. J’ai tapé « lesbienne » et c’était l’horreur, toute la pornographie etc. Ensuite j’ai tapé « lesbienne féministe », c’est différent, mais il faut être avertie.
J’ai trouvé un article signé « lesbiennes révolutionnaires », de Lyon. Elles se disent issues de l’anarcho-féminisme. Je ne les vois pas représentées ici ce matin. Ce sont des jeunes femmes qui sont issues d’un milieu libertaire anarchiste. Elles ont un passé différent du mien, car j’ai découvert le lesbianisme à travers le mouvement des femmes. Dans ma découverte du lesbianisme, c’était « le politique, c’est moi ». Qu’est-ce que c’est « moi » ? Je suis là où je me situe, non pas psychologiquement mais socialement. Toute cette examination qu’on a faite à partir du personnel. Ensuite j’ai fait le cheminement à partir du féminisme vers le lesbianisme. Ces femmes n’ont pas ce passé. Je sens qu’il y a un lien qui nous manque. Je ne comprends pas encore pourquoi mais j’ai souvent entendu dire qu’aujourd’hui les lesbiennes ne sont pas politisées. C’est faux.
Il y a de jeunes lesbiennes qui sont très politisées, mais pas au sens que j’ai vécu moi. Je dialogue avec certaines de ces jeunes lesbiennes. Elles sont en train de se positionner dans un monde qui est mixte, libertaire. Elles étaient dans une conférence mixte. Elles ont voulu prendre la parole en tant que lesbiennes anarchistes. N’étant pas bien reçues, puisque les femmes n’arrivaient pas à avoir la parole, elles ont demandé d’avoir un moment non mixte pour parler entre femmes, hétérosexuelles et lesbiennes. Pour avoir la permission d’avoir un moment non mixte, elles ont dû en débattre dans la mixité. Elles ont été traitées de sectaires, fascistes etc. Elles se sont positionnées et elles ont décidé de constituer un groupe à part.
Dans la mixité, les hommes parlent de l’histoire de l’anarchisme, et puisqu’il n’y avait que des hommes, c’était l’histoire des hommes. Elles étaient là avec des pancartes demandant si c’était une réunion non mixte masculine.

N.C. : J’y étais. Le dernier jour, le sujet était « Quel avenir pour le mouvement libertaire ? ». Il n’y avait que des hommes à la tribune. Nous avions mis une immense banderole qui disait « Est-ce une réunion non mixte ? ». Nous nous étions mises au centre, en silence, avec des pancartes et dès qu’un homme parlait, on disait « c’est un propos sexiste », et si c’était une femme, on disait « viens avec nous ». Au début, personne ne réagissait. Mais l’idéologie de l’oppression marche tellement bien que ce sont les femmes qui sont les premières à avoir réagi et qui nous ont dit qu’on divisait le mouvement anarchiste.

G : C’est toujours la même histoire. Je ne savais pas qu’il y a un groupe de jeunes femmes qui vit cela aujourd’hui.
Il y a tout un potentiel entre nous mais il y a un truc qui est coupé entre les générations en ce moment, car ces femmes ne sont pas là aujourd’hui.

B : Je vais reprendre historiquement sur le lien entre politique classique et politique lesbienne, c'est-à-dire lesbienne politisée et ces contradictions qu’on a pu avoir qu’on soit de la génération 50 ou plus que de la génération 25 ou plus, dans un contexte très différent du XXIe siècle et des acquis de 1968.
Au moment où le mouvement lesbien s’est construit dans les années 1970, partout en France, en Europe et en Occident, il y a eu ce même genre de courant, féministe, lesbien, homo, autour de ces acquis vers 1968. Il y a toujours eu cette déchirure avec les différents courants libertaires, trotskystes dits révolutionnaires ou dits d’extrême gauche ou gauchistes quand on voulait le qualifier négativement. Il y a eu des ruptures dans la mixité de centaines de femmes lesbiennes, hétérosexuelles, féministes, et revendiquées lesbiennes. En 1978, rien qu’en région parisienne, 300 féministes ayant des responsabilités importantes dans leurs organisations politiques sont parties et ont dit « on en a marre de vivre dans cette mixité entre les groupes femmes, féministes lesbiens d’un côté, et les groupes d’extrême gauche de l’autre ». Pendant presque deux ans, il y a eu des réflexions, deux à trois fois par mois, sur « mais quelles contradictions a-t-on joué en tant que politiques dans des réflexions d’extrême gauche sur révolution, marxisme etc. ? ». On était toutes assez marxistes-léninistes à l’époque et/ou libertaires, ou maoïstes, avec des ruptures. On l’assumait totalement.
Ce sont des choses qui sont presque inimaginables actuellement en 2003. La plupart des lesbiennes radicales étaient issues du marxisme-léninisme et du maoïsme, et/ou trotskisme. Ne l’oublions pas. Nous venions de là. Nous avons baigné là-dedans. Entre cela et ces acquis de 1968, avec tout ce que cela veut dire de comportement avant-gardiste. Je suis très critique là-dessus. Je me revendique toujours lesbienne radicale mais aussi libertaire, féministe etc. J’ai tout cela en moi avec plein d’autres bouts d’histoire. Si on n’analyse pas cela en 2003, on ne comprend pas tout. Il faut avoir tous les morceaux.
Cette histoire de contradiction mixité/non mixité et anarchisme, entre autres, cela a existé dès le début des années 1970, même dans le milieu homo avec certains qui ne voulaient surtout pas faire de politique, puis dans le milieu féministe avec la tendance plutôt trotskiste et la tendance qui s’appelait autonome à l’époque. J’ai souvenir de cocktail molotov déposés par des copines autonomes féministes et/ou lesbiennes politiques devant les sex shops. On détruisait les sex shops, on faisait des actions anti dragues où l’on cassait la gueule aux mecs. Ne l’oublions pas ! Jusqu’aux années 1980 où le légalisme a fait, et l’installation du PS a fait, que nous nous sommes toutes intégrées, y compris le lesbianisme radical, qui a eu ses ruptures et ses divergences entre théories et pratiques. La pratique étant : Que faisons-nous ? On développe un discours sur classe d’hommes/classe de femmes. Faisons des actions anti dragues. Au bout de quelques mois, nous nous sommes divisées là-dessus, sur les actions anti dragues, sur la dénonciation de la publicité sexiste, sur la dénonciation des violeurs. On bombait le nom des violeurs sur leurs immeubles. On a fait cela jusqu’aux années 1982-1983. Ensuite, intégration et professionnalisation des féministes et/ou lesbiennes.
Parce que le problème est là. On cache son lesbianisme parce que le lesbianisme n’est pas de bon teint pour avoir un poste, parce que c’est ça les années 1980 : avoir un poste et s’institutionnaliser. Qu’est-ce qui s’est le plus institutionnalisé dans ces années-là ? Tous les collectifs pour femmes victimes de violence. Il a fallu et il faut encore se battre pour écrire violence masculine. Je ne suis pas d’accord pour qu’on ne dise que violences conjugales. C’est « violences masculines ». Encore aujourd’hui en 2003 ! Je m’occupe d’un gros groupe de femmes subissant des violences masculines. Il est très difficile de le nommer. C’est toujours « victimes ». Les années 1980, ce sont les féministes et/ou lesbiennes plus ou moins planquées, ou ne se revendiquant pas lesbiennes politiques, qui se professionnalisent et rentrent très souvent dans l’institution puisque le PS l’offre, de même qu’il l’offre à des tas de mecs, gaucho, trotskistes et autres. C’est une porte ouverte. On se dit « Pourquoi pas ? Mieux vaut nous que n’importe quelle autre dépolitisée ».
Les années 1980, c’est l’intégrationisme à tout crin. Puis, c’est le besoin de créer des espaces lesbiens. C’est une visibilité mais en même temps un repli. Le politique, dans le sens classique du terme, nous le laissons aux personnes les plus réformistes, aux femmes, aux féministes et/ou lesbiennes les plus réformistes, c'est-à-dire à toute cette tendance qui croit à la parité, qui y a cru, et on voit maintenant ce que cela donne, qui croit à la parité pour une certaine classe sociale.
Mais cela, on ne va pas le dire, une certaine classe sociale de femmes, qui ont, de par leurs études, ce n’est pas une critique mais un constat, qui peuvent accéder à certains postes. Et les autres ? Les plus précaires ? Les lesbiennes des usines ?
Il y a eu des groupes de lesbiennes d’usine, qui s’appelaient entre autres en 1993, les « baragouineuses ». Cela a duré deux ou trois ans. Lyon a une vieille histoire d’un hôtel pour femmes, de groupes de femmes de différentes classes sociales.
Le gros problème en France, c’est la non analyse des classes sociales dans le milieu lesbien et féministe, la non analyse des classes culturelles et la non prise en compte de ce qu’a pu être l’apport et le blocage des luttes féministes les plus réformistes, autour de la procréation (pilule). Mais on n’analyse pas les sexualités et on n’en parle surtout pas, parce que comme on est avant-garde et qu’on se comporte comme une avant-garde, il faut faire attention aux masses. Il ne faut pas surtout pas inquiéter les masses de femmes en parlant des sexualités. Alors que si nous avions dès le début en tant que lesbiennes et en tant que féministes et/ou hétéro assumées, si nous avions mis en avant les sexualités comme étant quelque chose de révolutionnaire dans le sens noble du terme, nous aurions avancé autrement. Je ne fais pas de la politique fiction. Je pense que nous serions ailleurs. Nous ne serions pas restées à « femmes victimes de violence », « femmes et pilule », « femmes et procréation », « ouverture de refuges » etc. Même si je suis pour et que je me bats à l’heure actuelle pour que la Mairie de Paris ouvre un lieu pour femmes subissant des violences masculines, ce qui n’existe pas sur Paris.
Voilà ce qui manque encore à l’heure actuelle en France en 2003. Je trouve dommage qu’on ne parle pas de la CNL et de sa place ou de sa non place dans tout cela. Ce n’est pas pour rien que je ne milite plus à la CNL. Sans cracher dessus. J’ai du mal.

H : Je voudrais présenter la Barbare pour celles qui ne connaissent pas. C’est un lieu lesbien et féministe ou féministe et lesbien, non commercial et autogéré et en non mixité pour les personnes qui ont été sociabilisées en tant que femmes et petites filles.

I : Tout à l’heure, tu disais « violences masculines » plutôt que « victimes de violences conjugales », car c’est mettre en premier l’appropriation collective et sociale des femmes avant l’appropriation privée. Je suis d’accord. Je pense que l’appropriation privée des femmes, c’est pour asseoir une position machiste et phallocratique sociale, collective des hommes. C’est pour avoir un pouvoir patriarcal dans la société.

J : A propos des violences faites aux femmes, j’ai fréquenté les associations d’aide aux femmes victimes de violences conjugales. La dénomination a changé. Sur Asnières, on parle de « violences en privé » et on ne parle plus des agresseurs mais des « auteurs ». Je trouve cela fort car à la limite, un « auteur », c’est valorisant. On peut penser à la littérature. C’est quelqu’un qui crée.

N.C. : Et ça annule le rapport de pouvoir.

J : Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y avait eu à Cineffable, il y a quelques années, un débat à propos des violences conjugales dans les couples de lesbiennes.
Vers la fin du débat, de jeunes lesbiennes étaient intervenues en disant « mais pourquoi ne parle-t-on pas des hommes battus parce que c’est aussi un problème, c’est malheureux pour eux ». C’est vrai qu’individuellement un homme battu, c’est une souffrance, mais dire que c’est la même chose que les femmes battues, c’est bien la preuve que chez certaines jeunes lesbiennes, il n’y a plus du tout la dimension féministe et politique de la réflexion des femmes aliénées, agressées en tant que sexe féminin. En disant les hommes c’est pareil, c’est vouloir gommer à tous prix la construction de l’oppression.

N.C. : La différence, c’est qu’en général, quand les femmes subissent des violences, c’est justement par définition du fait de l’appropriation de la classe des hommes sur la classe des femmes, alors qu’une femme, ce qui est très minoritaire, lorsqu’elle tue ou qu’elle bat, c’est dans un cas de légitime défense, ce qui n’est pas la même logique.
J’aimerais revenir sur l’institutionnalisation. Je suis à l’université sans y être car je fais un doctorat.
Souvent je me pose la question du bien fondé d’enseigner, puisque j’enseigne aussi, les études dites féministes, ou d’enseigner le lesbianisme radical dans l’institution. Par ailleurs, ma critique, c’est qu’on voit toujours une différence de traitement entre ce qui est issu du lesbianisme car le lesbianisme n’est pas considéré comme une véritable théorie, alors que les théories féministes sont légitimes. Et deuxièmement qu’il n’y a pas le même traitement ni en termes de poste ni en termes de financement de thèse. On est tout le temps renvoyées à l’orientation sexuelle. Par exemple, l’atelier que j’ai organisé à la fac, qui a donné le livre, a été organisé chez les féministes puisque c’était un colloque francophone d’études féministes. Il y avait cinquante ateliers. On a subi un problème de harcèlement sexuel de la part d’un enseignant. Nous avons été deux à dénoncer l’attitude de l’enseignant qui était dans l’équipe. Maintenant il a démissionné. La position des statutaires de l’équipe a été de dire qu’il fallait un homme dans l’équipe, qu’il y a une volonté absolue de mixité. Moi, je suis partie de Toulouse car ce n’était plus possible.
Il y a une protection du savoir féministe du fait qu’on peut questionner aujourd’hui l’analyse des rapports sociaux de sexe, le rapport de ces femmes qui ont bénéficié des mouvements des années 1970, alors que d’autres sont restées sur le carreau, dont Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Claire Michard qui n’a jamais eu de poste. Elles n’ont jamais eu ce qu’elles méritaient. On peut poser la question aujourd’hui, pas en terme de mouvement militant mais de savoir du côté des pratiques féministes.
L’autre question est pourquoi le savoir issu du lesbianisme en tant qu’outil théorique n’est jamais repris en compte ni analysé et qu’on est toujours renvoyées à la question de l’orientation sexuelle ? Alors qu’il y a un véritable outil opérationnel. C’est un débat qui m’intéresse.
Comment on réutilise cet outil conceptuel alors qu’encore bien souvent on s’identifie en tant que pratique sexuelle et non pas en tant qu’être politique et conceptuel ?

K : On peut s’interroger sur ces effets générations, comme s’il y avait un fossé qui se creusait.
Personnellement je suis à cheval entre les deux.
Mais il se passe beaucoup de choses en ce moment. Il y a encore des groupes de lesbiennes féministes. Nous formons un groupe qui s’appelle « les lesbiennes féministes de Méru ». Il y a beaucoup de femmes lesbiennes qui mettent en œuvre des choses qui s’appuient sur toute cette pensée des années 1970. C’est vrai qu’il y a parfois des fossés avec des femmes qui ont le même âge que nous. On se dit que c’est comme si rien n’avait été fait.
Cette question de mixité est primordiale. Dans le groupe de Méru, on a tout de suite établi qu’on allait être entre nous pour pouvoir discuter. Cela semblait aller de soi, mais on en a quand même parlé. Si aujourd’hui je demandais à d’autres lesbiennes de venir, ce serait une des premières questions : « pourquoi la non mixité ? ». C’est fatigant d’avoir à chaque fois à re-expliquer. On pourrait faire le point car il existe beaucoup de choses. Repartons au moins avec cela, sinon il va ressortir de ce débat une impossibilité de parler ensemble, parce que c’est souvent un débat coupé. Il va en ressortir qu’il n’y a rien en ce moment, alors que ce n’est pas le cas. C’est en partageant un peu cette expérience qu’on va pouvoir savoir où l’on va. J’aimerais bien que toutes celles qui sont dans des groupes de lesbiennes, dans des actions précises, en parlent un peu. Pour moi, c’était un débat sur les lesbiennes féministes, mais un débat au présent, sinon nous ne serions pas là.
Je voudrais vous parler de notre groupe. Nous avons fêté notre premier anniversaire. Nous ne sommes pas nombreuses, mais nous nous positionnons très clairement en tant que lesbiennes féministes. L’année dernière, nous avons fait une action qui s’appelait « les lesbiennes sont dans le bus ». Aujourd’hui, nous travaillons sur un jeu de cartes qui va nous permettre de nous entraîner mutuellement à faire face à certaines violences d’hommes, au quotidien, et à prendre position, que ce soit oralement ou physiquement. Nous allons nous apprendre ensemble ce que nous pouvons faire dans tel contexte ou dans tel autre. C’est un jeu de cartes avec un système de jeu de rôle, qui s’inspire un peu des jeux actuels. On essaie d’apporter des réflexions. Cela dit, ces questions sont des questions des années 1970. On y est toujours. Nous sommes à Méru, dans l’Oise, mais nous nous retrouvons aussi à la Maison des femmes, à Paris, car nous prenons un temps pour nous rencontrer.

L : Je voudrais vous parler d’une association internationale de femmes motardes. Nous étions 300 motardes essentiellement de l’Europe du nord. J’étais la seule française lesbienne. Il y a une section France qui ne fonctionne pas. J’ai demandé pourquoi il n’y avait pas de visibilité quand au fait que c’était une majorité de lesbiennes. On m’a répondu que l’association est avant tout féministe et le fait qu’il y a une majorité de lesbiennes n’a rien à voir avec le noyau dur. Je ne sais pas si vous connaissez cette association qui trouve son origine aux Etats-Unis dans les années 1950. Chaque année l’association se réunit dans des pays différents. Elle réunit des femmes motardes, passionnées par la moto, qui veulent échanger autour de la moto. Il n’y a pas d’engagement. Je ne sais pas bien pourquoi c’est féministe. Ce qui m’a étonnée, c’est que la visibilité lesbienne n’est qu’à l’intérieur et à l’extérieur, elles ne revendiquent pas cet aspect-là. Il y a un club à Paris qui n’est pas du tout visible, mais là encore il n’y a pas cette volonté de revendication par rapport à la question du lesbianisme. C’est étonnant.

G : Nous avons un projet qui s’appelle Terra, qui est une terre lesbienne féministe. Nous ne sommes pas séparatistes et ce n’est pas un refuge. C’est une terre d’expérimentation, de liberté. Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce que nous pouvons construire ensemble. Quel est notre projet ? Je ne suis pas sur le front de l’oppression. J’ai passé de nombreuses années à me battre contre la violence faites aux femmes et aux petites filles. De cette lutte-là est venue une envie de construire, parce que je me suis dit que je ne pouvais pas passer ma vie uniquement à me battre contre parce que je n’ai rien dans la main, je reste les mains vides par rapport à qui je suis.
Ce qui m’intéresse, c’est de voir « qui sommes-nous réellement, en tant que lesbiennes et féministes ? ». Si nous voulons rendre quelque chose visible, pas seulement comment pouvons-nous nous battre contre, mais qui sommes-nous ? Cela demande beaucoup d’expérimentation, des lieux comme la Barbare, l’Ecole lesbienne à Toulouse, Terra, et beaucoup d’autres lieux, comme ici. Pouvons-nous nous mettre d’accord sur des valeurs ? Je me dis qu’il y a d’autres peuples, car nous formons un peuple, qui n’ont pas de pays mais qui ont développé une culture identitaire, des valeurs, qui font qu’ils peuvent se retrouver. Pour l’instant, je trouve que nous commençons juste à trouver ces valeurs. Comment avons-nous envie d’être ensemble ? Qu’avons-nous envie de créer ? Quelle sorte de littérature ? De peinture ? De danse ? De chant ? Comment voulons-nous communiquer ensemble ? Qu’est-ce qui nous appartient ? Qui fait que nous disons « lesbienne féministe » ? Sans que ce soit une formule ni quelque chose de figé. Comment pouvons-nous évoluer dans un tel projet et pas uniquement dans « on va se battre » ? Nous serons de toutes façons obligées de nous battre. J’en suis consciente. Mais qui sommes-nous ? Sur quoi pouvons-nous nous retrouver dans la joie ?
Nous avons une brochure qui s’appelle Terra. Cela fait dix ans que nous existons. L’été dernier, nous avons fait une semaine de créativité. C’était affiché à la Maison des Femmes et dans les endroits lesbiens.

M : Je voudrais donner mon point de vue. Vous disiez qu’il y avait différents courants dans les années 1970 chez les lesbiennes. Vous étiez animées, pour certaines, par le marxisme léninisme. Si on prend cette idéologie-là, c’est aussi se battre contre le classisme et le classisme, pas seulement de la classe des femmes opprimées par les hommes, mais aussi le classisme envers les différentes classes sociales.
En tant que lesbiennes, on s’essouffle car on n’a pas intégré toutes les différentes classes de lesbiennes au niveau social, telles que les lesbiennes de banlieue, les lesbiennes d’autres cultures, même les trans-lesbiennes. Sur un plan autre, elles ont aussi leur mot à dire. Elles ont leur expression d’une idée de féminité qui est une transversalité dans le fait qu’elles vivent une oppression parce qu’elles sont devenues femmes et qu’elles ont finalement une légitimité d’exprimer un féminisme et une orientation sexuelle féminine.

N.C. : Le lesbianisme politique, c’est de contester cette naturalisation du sexe/genre. L’oppression de la classe des femmes passe aussi par le fait qu’à la catégorie « femmes », on attribue des types de comportement, apparence, pratique de vie, rôle de vie etc. Le lesbianisme politique et le féminisme matérialiste ont montré comment lorsqu’on dit le genre construit le sexe, c’est à partir du genre qu’on passe par la justification biologique pour maintenir la hiérarchie des rôles de sexe.
Les transsexuelles ne font que mettre en adéquation l’application au système de genre, puisque la volonté, c’est d’être en adéquation au sexe social, concept de N.-C. Mathieu, c’est à dire qu’il y a une non-conformité entre biologique et social, tel qu’il est artificiellement construit, et ce n’est qu’une mise en adéquation à ce sexe/genre.
Au niveau du lesbianisme politique, on ne peut pas incorporer la transsexualité comme un mode politique de contestation du système global. Qu’on intègre les luttes « classes sociales », « classes racisées », « classes d’âge », « classes au niveau du corps et regard sur le corps », ce sont toutes les formes d’oppression que subissent les femmes et les lesbiennes encore plus. Ce n’est pas pour rien que ces oppressions-là sont sur cette classe-là. La transsexualité, pour moi, n’est qu’une mise en conformité au rapport sexe/genre qui est le schéma type de l’oppression de la classe des femmes et de l’application de l’hétérosexualité comme système social.

M : On pourrait aussi dire que la dualité butch/fem revient à cette adéquation. Il y a aussi un rapport à la masculinité, à la féminité. On a peut-être besoin malgré tout d’une déconstruction des genres.

N.C. : Pas déconstruction, non ; mais destruction, oui. Déconstruction, c’est exactement typique de la tendance queer et vous pouvez déconstruire autant que vous voulez, changer de genre tant que vous voulez. Parce que vous êtes justement sexe social « femme », vous subirez autant de viols que l’ensemble des femmes. Ce n’est pas parce qu’on déconstruit, qu’on change de genre et qu’on change de sexe, que cela révolutionne le social. Par contre, destruction des classes de sexe en tant que rapport d’appropriation. Déconstruction, pour moi, ne change rien du tout mais ne fait que remodeler et rebâtir ce qui existe déjà.

M : Sur un autre plan, dans le milieu lesbien en France, il n’y a pas eu assez de réflexion sur les classes racisées. Actuellement, le groupe « Ni putes, ni soumises » a éclaté en très peu de temps, alors que nous, les lesbiennes, on a un peu stoppé nos réflexions alors que « Ni putes ni soumises », ce sont des femmes qui ont exprimé leur oppression. Ce sont les nouvelles féministes.

N.C. : Elles ne remettent pas du tout en question l’hétérosexualité comme système, ni la place des femmes. Et puis quelles sont l’utilisation et la réutilisation des institutions de ce mouvement ? Elles n’en sont pas responsables, je sais.

B : Elles font un travail extraordinaire dans les banlieues, mais il faut voir aussi comment elles sont utilisées à l’heure actuelle, entre autre par la droite. Certaines sentent bien comment elles sont manipulées.

N : Je viens de Belgique. Je fais partie d’une association qui s’appelle « Genre d’à-côté », à Bruxelles. Je voudrais revenir sur la construction sexuelle dès l’enfance. Nous traitons de la problématique des genres et sexualités minoritaires. Cela reprend plus ou moins tout. Au sein de notre association, nous sommes d’abord cinéphiles, mais nous menons aussi d’autres actions. Nous menons des actions féministes ou lesbiennes féministes, avec le soutien des gays. Nous nous soutenons et par moment, nous nous séparons pour pouvoir mieux poser les questions et mieux en discuter. Nous sommes en train de nous élargir à une action qui serait d’apporter dans les écoles. Nous voudrions aller discuter et débattre avec les enfants et les adolescents. C’est pour vous donner de petites idées d’actions.

B : Dans l’Education nationale en France, c’est très difficile. Rien que sur les violences faites aux filles à l’école, à la Maison des femmes et le groupe violence, nous n’avons toujours pas pu rentrer dans l’école avec nos plaquettes et nos informations et avec des animatrices qui sont d’accord. C’est très difficile si ce n’est impossible.

N.C. : Pour conclure, on voit qu’il existe des groupes de lesbiennes politiques ou lesbiennes féministes. C’est dommage qu’on manque de temps mais on a à imaginer aujourd’hui ce qu’on peut construire comme projet politique et social à partir du lesbianisme politique, ce qu’on peut faire à partir de là et imaginer le social autrement. Si nous sommes vivantes, c’est bien pour imaginer comment ça pourrait être autrement que ce qui existe. C’est ce qui nous permet de penser et d’être en activité. Nous pouvons continuer à réfléchir là-dessus.

Le livre est en vente sur le site de l'éditeur (éditions L'Harmattan, collection "Bibliothèque du féminisme", code ISBN : 2-7475-5501-1).