Rencontre autour de Monique Wittig

Lundi 10 novembre 2003 - 15e festival Quand les lesbiennes se font du cinéma

Photo : Babette MangolteCineffable : Nous voulons que cet échange nous permette de voir ce que Monique Wittig a apporté et est encore susceptible d’apporter à chacune. Nous allons parler des innombrables appropriations de Monique Wittig, notamment avec Suzette Robichon, activiste féministe et lesbienne depuis des temps immémoriaux. Elle est accompagnée de Marie-Hélène Bourcier et de Catherine Ecarnot.

Suzette Robichon et Marie-Hélène Bourcier ont organisé et coordonné le colloque consacré à Monique Wittig, en présence de Monique Wittig, dont les actes ont été publiés Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes .

Catherine Ecarnot est la seule à avoir travaillé sur Monique Wittig et à avoir publié une thèse « L’écriture de Monique Wittig ». Cela va permettre de mettre en avant le travail d’écriture littéraire de Monique Wittig.

La question de lancement est « qu’est-ce qui vous a mis en contact avec Monique Wittig et comment avez-vous découvert Monique Wittig ? »


Suzette Robichon
: Pour moi, qui me définis avant tout comme lesbienne, dans la définition féministe et lesbienne, ma rencontre avec Monique Wittig a accompagné ma trajectoire de vie.

J’avais 17 ans quand L’Opoponax est sorti. J’aimais les livres. Je l’ai lu, parce que c’était le Prix Médicis, parce que c’était une jeune auteure, que je ne connaissais pas du tout. Je n’avais pas la télé et je ne pouvais pas deviner l’aventure qui allait commencer. Cet Opoponax-là, qui est si mystérieux, m’a marquée. Il y a des livres qui vous marquent : vous ne savez pas pourquoi, vous savez qu’ils vont être importants. Quand vous les lisez, vous ne percevez pas forcément tout ce qu’a voulu faire l’auteure, mais ils vous parlent. Ensuite, il y a eu mai 1968 et un an après Les Guérillères. Je n’étais pas à Paris. Je n’étais ni dans le mouvement féministe qui était en train de se mettre en place, ni dans le mouvement lesbien qui n’était pas encore là. J’étais dans la politique d’extrême gauche. Mais voir apparaître Les Guérillères et un peu après Le Corps lesbien, ça fait un choc. Surtout quand on est lesbienne depuis toujours, en ce qui me concerne, au sens où c’est une identité qui était ancrée même si je n’avais pas le mot quand j’étais ado.

Néanmoins lire Les Guérillères ou Le Corps lesbien, ou essayer de les lire car si je les ai achetés, lus, traversés, repris, cela ne veut pas dire que je les ai lus comme quelqu’un qui voit Le Corps lesbien sur une étagère de librairie, le moins qu’on puisse dire, c’est que c’était plus qu’un choc. C’était quelque chose d’extrêmement fort et même de violent. Ce choc, beaucoup de lectrices l’ont eu. Une traductrice du Corps lesbien en allemand dit qu’elle a rencontré Le Corps lesbien en librairie et qu’elle a mis du temps à réaliser que ce titre-là était bien un livre publié aux Editions de Minuit et qu’il était bien ce qu’elle pensait qu’il allait être. Encore que quand on ouvrait les pages, on découvrait une écriture qui ne correspondait à rien de ce qu’on avait lu jusque là. Pour lire Le Corps lesbien, il fallait traverser quelques années. Je l’ai réellement lu plus tard, mais peut-être pas à la première lecture. Ce sont des moments très importants, qui marquent. Il fait partie des livres dont on sait qu’ils vont nous marquer mais lorsqu’on les lit, on ne sait pas. Moi par exemple, le on de L’Opoponax, le elle des Guérillères et tout ce travail littéraire, je ne le percevais pas à la première lecture. Ce que je percevais, c’était le texte dont l’effet littéraire était parfait puisqu’il me prenait complètement. C’est après que j’ai compris tout ce qu’il y avait, que j’ai compris ce que cela signifiait pour une auteure qui avait eu le Prix Médicis en 1964 et qui était un grand espoir de la littérature française avec Claude Simon, Marguerite Duras, avec toutes les excellentes critiques qu’elle avait eues, de se projeter avec un livre comme Le Corps lesbien. Dans le mouvement littéraire français, c’était être plus que pionnière. C’était faire quelque chose d’assez étonnant, dans le sens réel du terme. L’aventure commençait à se dessiner. Nous avons créé Masques qui était une revue mixte.

C’était quand j’étais à Masques qu’est sorti le texte qui était dans Questions féministes. J’étais alors à Paris et j’en savais plus sur Monique Wittig, sur ses passages dans les groupes et tout ce qui circulait sur elle. Il y a eu ce fameux texte sur « Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Je le dis rapidement car vous savez de quoi je parle.

Cela a fait comme un sens global pour moi, dans la mesure où nous étions dans l’interrogation lesbianisme féminisme : ne pas forcément se reconnaître dans le féminin tel qu’il pouvait être exalté par certaine tendances du féminisme et se reconnaître plus dans le mot « lesbienne », sans forcément toujours savoir ce qu’on voulait mettre derrière. Ce texte est paru à un moment où à Masques, nous faisions un travail de recherche sur les Gouines Rouges, le fameux groupe mythique. C’était 6-7 ans après les Gouines Rouges mais c’était déjà un mythe. Personne ne connaissait vraiment l’histoire des Gouines Rouges. Il fallait aller interviewer les unes et les autres. Chacune avait sa propre histoire. Il y avait tout cet ensemble et il y avait Monique Wittig qui était une figure présente avec tous les ouvrages et quelques nouvelles qu’on pouvait découvrir dans Le Nouveau Commerce ou dans d’autres revues.

Puis l’aventure a commencé avec Vlasta, une revue des « fictions/utopies amazoniennes » que j’ai créée en 1983 avec Sylvie Bompis et Michèle Causse. Pour nous, c’était clair que cette revue n’était pas dédiée à Monique Wittig mais c’était tout comme. Cela se voit quand on lit l’édito du premier numéro. Nous avons fait toute une série de citations qui reprennent ses phrases. Elles disent que « chaque mot doit être passé au crible », par exemple. C’est une phrase qu’on retrouve à l’époque dans toute une série de librairies qui mettent sur les murs des citations de Monique Wittig, ou dans les maisons de femmes. Et surtout cette phrase qui est dans l’avant note à La Passion de Djuna Barnes, qui est un recueil de nouvelles traduites par Monique Wittig :

« il nous faut, dans un monde où nous n’existons que passées sous silence, au propre dans la réalité sociale, au figuré dans les livres, il nous faut donc, que cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir comme de nulle part, être nos propres légendes dans notre vie même ».

Cette phrase reste pour moi extrêmement importante. Elle a guidé et guide toujours mon activisme ou mon militantisme dans la mesure où pour moi l’important, c’est la transmission. En faisant Vlasta, ce que nous voulions faire, c’était transmettre les écrits théoriques et transmettre les écrits littéraires. Nous avions moins d’argent pour faire du travail photo ou iconographique, mais nous voulions transmettre. Transmettre pour se constituer nos propres légendes.

Je dis que Le voyage sans fin a commencé pour moi en 1983 avec Vlasta parce que quand je suis allée à Montréal pour présenter Vlasta, j’ai rencontré Louise Turcotte. C’était une amie de Monique Wittig et elle était au début du mouvement ici. Sachant qu’elle allait venir en 1985 pour Le voyage sans fin et pour la sortie de Virgile, non, c’était évident pour nous que nous devions faire un numéro spécial Monique Wittig.

L’aventure a commencé à ce moment-là parce que faire un numéro spécial Monique Wittig, c’était un gros défi : il fallait rassembler des textes qui étaient essentiellement écrits dans d’autres langues. Paradoxalement, à l’époque, il n’y avait pratiquement rien d’écrit sur elle en français ; par contre aux Etats-Unis, vous pouvez reprendre le Vlasta spécial Monique Wittig, il y avait Diane Crowder, Namascar Shaktini et d’autres auteures, dont certaines étaient au Colloque, qui avaient commencé tout un travail sur Monique Wittig. Il fallait les retrouver, les rencontrer, traduire, faire tout un travail de Colloque. C’était un gros travail pour nous, qui étions une petite équipe de bénévoles. Nous avions la passion de vouloir faire connaître encore plus Monique Wittig et de saluer son retour en 1985 avec Le voyage sans fin et Virgile, non. Quand je dis que Le voyage sans fin a commencé, c’est parce qu’on a travaillé avec Monique Wittig. C’est une aventure et un voyage qui continue pour moi d’ailleurs. On a également publié Le voyage sans fin, qui est aujourd’hui épuisé. Nous l’avons édité en même temps qu’il sortait au théâtre Renault Barrault, où il a été joué pendant un mois.

Quand je dis que l’aventure du voyage sans fin continue, c’est l’aventure du travail avec elle, l’aventure de la transmission. Il y a eu quelques petites escales, dont une était le colloque organisé avec Marie-Hélène Bourcier en 2001.

Le désir que j’ai aujourd’hui, c’est de continuer cette aventure et ce voyage en faisant connaître Monique Wittig. J’ai envie de nous dire, à nous toutes, que c’est un voyage sans fin parce que si on relit ou si on lit Virgile, non, on voit qu’il n’existe pas de paradis pour les lesbiennes à atteindre en traversant un Mississipi hypothétique derrière lequel il y aurait un territoire libre où nous serions toutes heureuses. Loin de là. C’est dans le travail et le voyage qu’on doit avancer, sans forcément catégoriser un certain nombre de choses. Cela m’est difficile de parler parce que je suis émue, mais voilà ce que je voulais dire aujourd’hui. Juste quelques mots sur Le voyage sans fin.


Marie-Hélène Bourcier
: Comment ai-je rencontré Le Corps lesbien ?
J’ai trois portes d’entrée pour Monique Wittig. La première, c’est un curé ; la deuxième, c’est une théoricienne post-féministe américaine ; et la troisième, c’est Suzette Robichon.

La première fois que j’ai rencontré le livre Le Corps lesbien, je ne savais pas qui était l’auteure. C’était dans la bibliothèque du curé des Maisons d’éducation de la Légion d’honneur où j’ai passé huit ans. Croyez-moi, ce n’est pas vrai qu’il s’y passe tant de choses entre filles et que l’homosexualité de situation y est si développée que ça pour ne parler que de ça pour celles qui ne veulent pas être lesbienne toute leur vie. Cela m’aurait bien arrangée qu’elles n’y soient que pendant les huit ans où j’y étais, après elles font ce qu’elles veulent. Il faut se rendre compte que c’était une institution, genre « jeunes filles en uniforme », où les livres étaient censurés.

Aller chez le curé, c’était avoir accès à sa bibliothèque. Là-haut, au dernier étage, il y avait Emmanuelle et Le Corps lesbien.

C’est là que j’ai vu pour la première fois ce livre et, comme beaucoup de lesbiennes de ma génération, c’était aussi un des rares livres sur ce que certaines appelleront l’eros, la pornographie, en tout cas le sexe lesbien. Je l’ai lu. A l’époque, j’avais une orientation sexuelle lesbienne mais j’étais bébé lesbienne sans le savoir. Je n’avais pas d’identité lesbienne. Je n’avais aucune culture lesbienne. C’était dans les années 1980. Dans les années 199O, j’ai cherché à me politiser. Je n’y arrivais pas bien. Je suis allée au Festival de Films Gays et Lesbiens de Londres, puis j’ai lu les théoriciennes. C’est la deuxième entrée. J’ai lu Gender Trouble de Judith Butler, qui était une critique du féminisme identifié femmes. Je suis tombée sur des passages qui analysaient les grandes données politiques de Monique Wittig : que l’hétérosexualité est un régime politique, que les lesbiennes ne sont pas des femmes et que sans doute, le féminisme gagnerait à se désidentifier avec, comme fondement et comme point d’arrivée, la femme. Cela m’a complètement tourné la tête. Je me suis dit « c’est complètement ça ». Pour la première dois, j’ai compris qu’il y avait une politique lesbienne possible, imaginable, voire une identité lesbienne, ce que Monique Wittig aurait peut-être récusé, mais je l’ai vécu comme ça. En fait, je lisais Monique Wittig, la politique, en anglais.

En lisant Judith Butler, j’ai lu Teresa de Lauretis qui était proche de Monique Wittig et qui enseigne toujours à l’Université de Santa Cruz aux Etats-Unis, dans un département formidable, comme on n’en aura jamais en France où vous avez aussi bien Angela Davis, Gayle Rubin, des cours sur le S/M, des cours sur le féminisme noir etc. J’ai lu des textes de Teresa de Lauretis qui parlaient beaucoup de Monique Wittig et de cette stratégie de subjectivité féministe, post-féministe, de désidentification avec la femme etc. Je me suis dit qu’il fallait que Monique Wittig revienne en France. C’était mon idée : il fallait qu’elle vienne nous aider, qu’elle rentre. D’ailleurs je le lui ai dit et elle s’en foutait. Il y a toujours un grand décalage entre les livres et les personnes. Au début, je me disais qu’elle allait revenir, que ça allait repartir, qu’il y allait enfin avoir un mouvement. Je ne connaissais rien du mouvement féministe et du mouvement lesbien.

Sur ces entrefaites, on monte une association qui s’appelait le Zoo et on décide de travailler les textes de Monique Wittig. C’est là que Suzette Robichon vient et qu’elle transmet ce que je n’avais trouvé nulle part ailleurs. Oui, il y avait bien deux textes de Monique Wittig qui étaient parus en français dans Questions féministes, mais je n’en avais aucune connaissance. Si je voulais savoir quelque chose sur le féminisme, je ne savais pas où aller. Au début, dans les années 1980, j’étais allée à la Libraire des Femmes, rue de Seine. Mais avec Suzette, on a entrepris qu’elle nous raconte et qu’elle nous transmette. J’ai enfin compris ce qui s’était passé avec le Front lesbien radical, comment Monique Wittig avait pu en être l’inspiratrice. J’imaginais des raisons très politiques pour lesquelles elle avait quitté la France, qu’on l’avait jetée de France parce qu’elle était politique… J’imaginais des tas de trucs qui ne sont pas forcément faux, mais je n’en sais rien, je n’étais pas là.

Je me suis dit qu’il fallait absolument traduire en français La pensée straight de Monique Wittig. Il était paru dans les années 1980 à Beacon Press. Je lisais tous les textes des études dites gays et lesbiennes, ou des queer studies, ou des lesbian studies, qui opéraient une relecture voire une appropriation, pas forcément fidèle. C’est d’ailleurs pour cela que Monique Wittig est importante : il y a énormément de gens qui trafiquent son texte, qui se l’approprient et qui déclinent cette fameuse phrase : « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Je lisais des textes comme Female to male de Jacob Hale, qui enseigne maintenant à l’université de Berkeley, et qui expliquait sa transition et sa déconstruction du genre à partir de cette phrase. Nous nous sommes dit qu’il fallait traduire.

C’était un paradoxe de traduire Monique Wittig en français, mais c’était l’objectif. Il y a eu une opportunité et on a foncé. Mais si Suzette Robichon n’avait pas été là, je n’aurais jamais pu demander à Monique Wittig si elle était d’accord. Elle ne m’aurait jamais répondu. Quand je l’ai enfin vue, je lui ai dit qu’il fallait revenir, mais elle avait d’autres choses à faire. Je me suis dit « ce n’est pas grave, on fera la traduction ». C’était très important, voire fondamental, d’organiser ce « retour » du texte politique de Monique Wittig. En France, nous l’avons bien vu quand elle est partie en janvier, la presse française était à la limite d’accord, mais du bout des doigts, de parler de la Monique Wittig écrivaine, qui avait eu le Prix Médicis. Mais pour parler de la politique, là où ça fait mal, de la politique, qui a amené Monique Wittig contre le système de pensée et de genre straight, il n’y avait plus personne. Je pense que de faire ce colloque a été un moment fort, qu’elle soit là, que j’aie pu le faire avec Suzette Robichon. Même si je n’aime pas trop les couples, on fait un joli couple, en tout cas pour le colloque. C’est vrai que c’est en passant par l’anglais et par les traductions théoriques et politiques qui se déroulaient dans les années 1990 que j’ai lu Monique Wittig.


Catherine Ecarnot
: C’est un texte théorique que j’ai lu en premier. Je faisais mon mémoire de maîtrise sur Nathalie Sarraute. J’ai lu « Le Lieu de l’action » qui est un texte de critique littéraire. Monique Wittig était un grand écrivain et aussi une grande lectrice, avec beaucoup de finesse. Dans Le lieu de l’action, elle parle de l’écriture de Nathalie Sarraute qui était un écrivain qu’elle admirait particulièrement.

Ensuite, j’ai lu un autre texte de critique littéraire, l’avant note à La Passion de Djuna Barnes. Il commence par « Que l’écriture féminine n’existe pas doit être dit avant de commencer. L’écriture féminine, c’est comme la cuisine et les arts ménagers ». Cela m’avait beaucoup séduite. Ensuite, j’ai eu envie de lire Monique Wittig l’écrivain, ses fictions. J’étais très nouvellement lesbienne quand j’ai ouvert L’Opoponax. J’ai lu « Le petit garçon qui s’appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette ». Ce n’était pas le moment pour moi. J’ai reposé le livre. Et j’y suis revenue plus tard. Je dirai que L’Opoponax, c’est un charme. L’Opoponax d’abord, puis le reste aussi. Cela vous met dans une sorte d’état particulièrement réceptif, de plus en plus curieux, de plus en plus vivant. On a souvent dit qu’on vivait L’Opoponax avec Catherine Legrand. C’est ça. Et puis il y a tout cet humour. C’est un charme. J’ai plongé dans l’ensemble des textes de Monique Wittig.

Plus tard, j’ai voulu faire ma thèse de doctorat sur l’œuvre de Monique Wittig. J’ai raconté quelques fois que j’avais contacté Nicole Mozet qui pensait comme moi, que c’était important de faire une thèse sur Monique Wittig, que c’était un auteur important. Mais elle était inquiète pour moi, pour ma carrière. Elle est dix-neuvièmiste et elle ne connaissait pas très bien Monique Wittig. Pourtant elle m’a dit qu’elle ne m’enverrait pas auprès de quelqu’un d’autre, parce que personne à part elle n’accepterait de me diriger dans cette thèse. Voilà. J’ai fait ce travail avec beaucoup de plaisir, même si c’est un travail, parce que ces textes-là ne m’ont jamais déçue. Ils sont d’une richesse extraordinaire et j’étais un peu dans ce monde wittigien.

Pour l’anecdote, il y a aussi la soutenance, avec trois membres du jury très élogieux, très contents mais aussi des réflexions, comme « je suis contente de vous voir, de voir comment vous êtes, parce que je me demandais bien qui avait osé faire une thèse sur Monique Wittig ». Nous étions en décembre 1999, tout à la fin du XXe siècle. Cela faisait pratiquement vingt ans que Namascar Shaktini avait fait la première thèse sur Monique Wittig, en Californie.

Je reviens à ce charme de L’Opoponax, cette façon d’être de plus en plus vivant. Je crois que ce qui est très important dans l’ensemble des textes de fiction de Monique Wittig, c’est cette lutte contre la mort et pour la vie. La mort est très présente dans L’Opoponax. On l’a souvent remarqué. La mort, comme la fin de la vie. Du côté de la mort, le sens se fige. Les mots ont un seul sens, ils s’appauvrissent. C’est le figement du sens. Et aussi des grands mots qui ne peuvent avoir qu’un sens mais qui sont porteurs d’illusion. Je pense à « bonheur », « vie » pourquoi pas, « amour » sûrement, « lesbienne » aussi. On peut remarquer que le mot « lesbienne » est absent de tous les textes de fiction de Monique Wittig à part Le brouillon. Il y a des croyances aussi qui sont du côté de la mort. Il y a Dieu, il y a l’homme au sens humaniste, l’illusion identitaire, le mythe de la femme, bien sûr. Il y a aussi le rejet et l’ignorance des textes du passé. L’idée que nous sommes lesbiennes et que cela ne nous regarde pas, que c’est la culture des hommes, n’est pas l’idée de Monique Wittig.

Au contraire, ce qui est du côté de la mort, c’est l’usurpation par le masculin, par la pensée straight de cette culture. Ce qui est du côté de la mort, ce serait un refus de la culture, une immersion dans le pré-verbal, le pulsionnel, le maternel, le féminin. Du côté de la mort, il y a aussi l’absence des mots pour dire les relations entre les femmes.

Du côté de la vie, il y a ce doute de Monique Wittig, un doute, une recherche incessante, sans concession, qui lui permet d’explorer scrupuleusement l’héritage culturel. On voit comme Quichotte est toujours en train de lire. Les livres sont présents. C’est extrêmement important pour Monique Wittig. Du côté de la vie, il y a cette recherche d’une authenticité, quelque chose d’infime. A un moment donné, dans Le Corps lesbien, elle dit « qu’est-ce que le moi ? », après Pascal. Le moi, chez Monique Wittig, je crois que c’est une quête jamais achevée. C’est une tension perpétuelle, pour dire « je », pour dire vraiment, pour être celui qui dit « je » dans une énonciation singulière même si c’est une répétition. Le moi se construit aussi à partir du désir de l’autre, très fortement. On entendait dans les textes qui ont été enregistrés comment le manque de l’autre est absence, est mort. Ce désir, cette tension vers l’autre, donne vers le langage, toujours. Au sujet en somme, à l’idée de subjectivité, de sujet constitué, Monique Wittig oppose la pratique cognitive du sujet, c'est-à-dire qu’elle nous propose toujours un exercice de la subjectivité. Il ne s’agit jamais d’une subjectivité achevée. Elle est toujours en exercice. L’exercice de la subjectivité se fait de façon privilégiée dans l’écriture et dans la sexualité. Parce qu’écrire d’un point de vue lesbien, je dis bien « point de vue lesbien », je ne parle pas d’écriture lesbienne ou de sujet lesbien, écrire de ce point de vue de lesbienne ou faire l’amour avec une autre lesbienne, je pense que chez Monique Wittig, c’est toujours aller d’une sorte de pré-science, quelque chose qui n’est pas nommable, de tension informe de sensations qui sont difficiles à nommer, illimitées, vers les codes, vers les mots du langage, vers les gestes attendus, les codes sexuels et linguistiques. Ce va-et-vient de l’informe aux codes, au dicible, au visible, qui est constant dans toute l’œuvre de Monique Wittig est au cœur de la vie. Qu’est-ce que c’est « moi » ? C’est cette construction perpétuelle, cet exercice singulier entre le langage et l’autre d’un côté et puis cette innommée qui me tient à cœur. C’est le parcours de la narratrice du Corps lesbien, c’est le parcours de Quichotte aussi dont la passion folle a lieu. Il y a une scène où sa passion folle a plus de place que la raison. C’est le cas aussi des Guérillères et de Catherine Legrand bien sûr. J’ai dit que j’avais d’abord rencontré Monique Wittig par des textes de critique littéraire. C’est vrai que ses textes de critique littéraire sont d’une subtilité extraordinaire et que je ne saurais trop recommander de lire ou de relire La marque du genre, ou quelques remarques sur Les Guérillères, que Marie-Hélène Bourcier a réunis et a traduits pour certains, où elle développe cette idée qu’il y a une perméabilité de la réalité au langage.

Le langage dominant a façonné notre réalité, même nos corps. C’est ce langage nouveau, le langage de la contestation qui peut transformer la réalité. Cette idée est très importante. Je pense que Monique Wittig avait l’intention de la développer dans le chantier littéraire qu’elle n’a pas pu terminer. C’est une idée très importante qui renouvelle complètement le rapport entre politique et poésie et qui explique la place particulière de Monique Wittig entre nouveau roman et lesbianisme radical.


Cineffable
: Nous redonnons la parole à Eugénie Kuffler.


Eugénie Kuffler
: Je suis très contente d’être ici. Je voudrais parler d’un travail qui a été réalisé en 1982 à Radio France Culture pour l’atelier création qui était une émission extrêmement inventive. C’était une idée de Syn Guérin qui était une Gouine Rouge. Elle a fait mai 1968, elle connaissait Monique Wittig, « Théo » comme elle l’appelait, depuis très longtemps. C’était extrêmement important pour elle. Elle avait un groupe de théâtre et Monique Wittig y allait. Elle était sûre que Monique Wittig s’était inspirée de ses séances de théâtre pour intégrer des éléments dans Les Guérillères. Syn n’est malheureusement pas là aujourd’hui. Cela aurait été très bien qu’elle soit ici parce que, comme pour vous, sa rencontre avec l’écriture de Monique Wittig est quelque chose qui lui donnait les mots et une image d’elle-même. C’est une femme très forte et étonnante. Elle a fait un montage des textes du Corps lesbien. Elle avait besoin de quelqu’un pour l’aider à le mettre en forme musicale et j’étais là à ce moment. J’ai entrepris cela. Je l’ai découverte elle, j’ai découvert les femmes politiques et j’ai découvert ce texte, tout en même temps. C’était hallucinant pour moi. J’avais très peu de recul et je prenais cela très au sérieux. Vous connaissez le livre, elle démembre le corps. Elle parle de chaque élément. Elle déchire le corps et c’est un acte d’amour de voir l’autre en train de faire couler son sang devant soi. J’étais fascinée, mais c’était raide, parce que la relation était fusionnelle.

Monique Wittig utilise le « j/e »… Cela dépend de chacune, mais vous avez peut-être une explication. C’est un « moi » coupé ou un « je » coupé, où il faut l’autre pour être le tout. Je ne sais pas. Mais c’était une invention d’écriture qui correspondait un peu à un éclatement de mon moi et du sien, en cherchant cette fusion impossible... C’était héroïque pour moi. C’était quelque chose de très fort. J’aimerais que ce travail puisse être plus diffusé parce que c’est tant de nous qui est là-dedans et c’est une façon de faire sonner un texte. La prise de son était de Madeleine Sola. C’était une femme miraculeuse à la radio, une femme extrêmement brillante pour la prise de son. Elle a accepté le texte avec Alain Trutat. Elle nous a permis d’aller au bout parce qu’elle comprenait la sorte de tension et la difficulté d’aboutir. Elle était très calme et elle comprenait. C’était bien. C’est grâce à Madeleine.


A
: Parmi vous quatre, il y en a qui sont écrivaines. J’aurais voulu savoir comment cela a influencé ou comment cela a enrichi votre écriture ? Qu’est-ce que cela vous a apporté de lire Monique Wittig ?


Suzette Robichon
: Je ne suis pas écrivaine, mais j’écris. J’ai démarré comme journaliste et je me considère un peu comme journaliste parce que le journaliste fait passer. La transmission, c’est ça. Ce que j’ai pu écrire, dans Lesbia ou autres, n’a pas été directement inspiré par Monique Wittig. Ce n’est pas mon écriture, parce que ce n’est pas comme cela que je me définis. Mais c’est clair que le voyage sans fin avec Monique Wittig, avec tout le travail et tout ce que cela a signifié, fait partie de ma démarche aujourd’hui encore quand j’ai envie d’écrire quelque chose. Mais je ne suis pas écrivaine.


Marie-Hélène Bourcier
: Je ne suis pas écrivaine mais j’ai écris un livre qui s’appelle Lesbos, oui et c’est à cause de Monique Wittig que j’ai choisi ce titre, a posteriori. C’est un livre que j’ai eu beaucoup de mal à faire publier. Les gens qui lisaient le manuscrit me disaient, et pas mal de lesbiennes, pas forcément américaines mais qui avaient voyagé aux Etats-Unis ou qui avaient une culture anglosaxone assez prononcée, me disaient que c’était incroyable comme c’était wittigien. Je ne savais pas. Mais il n’y a pas de hasard non plus. Après, j’ai regardé ce que j’avais essayé de faire, que je considère comme raté en plus. C’est un livre qui m’a pris énormément de temps et j’ai raté ce que je voulais faire. Je voulais écrire un livre porno, j’avais cette idée d’écrire quelque chose de sexuel. Peut-être que j’avais la mémoire du Corps lesbien. Sans doute. Mais je n’y suis pas arrivée. Je voulais aussi déconstruire la rhétorique amoureuse, lyrique, duelle, lesbienne, romantique, mais je devais encore être dedans. Il y a des gens qui croient que je suis dedans alors que je tapais dessus. Personne n’a compris.

C’est quelque chose qui a été écris en Grèce. J’avais une histoire à trois assez compliquée entre Lesbos, Athènes et Paris. J’ai écris cette chose à Eressos, là où vont les lesbiennes. Si vous allez à Lesbos, c’est là où il faut aller. Il ne faut pas aller à Mytilène comme dans les livres du XIXe siècle. Vous n’y trouverez rien. Il faut traverser l’île jusqu’à Eressos où paraît-il, il y a le trou de Sappho. Il y a des croisières d’Américaines qui viennent voir où est le trou de Sappho.

Après je me suis dit que ce que j’avais en commun culturellement avec Monique Wittig, c’était une écriture assez post-moderne, assez expérimentale. C’est aussi pour ça que je n’arrivais pas à publier. Je voulais écrire quelque chose de vraiment lesbien, pour les lesbiennes. Je voulais marquer cela. Il y a plus de choses maintenant, mais dans les années 1980, il y avait encore peu de choses. En plus, c’était une réaction par rapport à la haute littérature. Je devais savoir que Monique Wittig avait entrepris un recyclage des grandes citations, des grands textes et finalement j’essayais de faire cela. Mon texte est un montage de textes. Il y a du Genet qui se ballade, il y a beaucoup d’intertextualité. Un peu comme l’a pratiquée Monique Wittig. C’était quelqu’un qui aimait beaucoup Barthes et finalement, c’était ça ma formation. Au début je m’intéressais beaucoup à la littérature mais j’avais une vision assez structuraliste, assez barthésienne des choses. Nous en avons très peu parlé toutes les deux, mais je pense que nous avions une conception commune du langage.

Je pense qu’on comprend pas mal de choses si on voit que Monique Wittig avait une relation à la langue quasi performative. La langue crée des choses. Peut-être que Monique Wittig n’était pas d’accord avec les interprétations qu’avait faites Judith Butler de certains de ses textes. Je pense que là où Judith Butler a raison, c’est qu’il y avait beaucoup de réalisations politiques, de projets politiques de Monique Wittig dans la langue et dans sa littérature. C’est évident.

Virgile, non (ver us)Du coup, Virgile, non est mon texte préféré de Monique Wittig. Peut-être parce qu’il est plus explicitement butch lesbien. Je retrouvais beaucoup de choses dedans. J’ai décidé d’appeler cette fiction, puisqu’on n’arrêtait pas de me dire qu’elle était wittigienne, Lesbos, oui. C’était une manière de me situer aussi par rapport au corpus littéraire français. Le « oui », le « non », ce sont aussi des gestes assez performatifs d’affirmation. J’ai été complètement traversée, criblée par Monique Wittig. Maintenant je comprends un peu pourquoi. Et ce qu’elle a réussi à faire, je n’ai pas réussi à le faire, il me semble. Je n’aime pas mon texte.


B
: Je ne suis pas de la littérature et je ne fais pas de littérature. Je pense que la littérature nous permet de se surpasser. Quand j’écoute ce qu’on vient d’entendre, j’aurais beaucoup de choses à dire. Je suis médecin.

En premier lieu, quand j’ai entendu le texte de Monique Wittig, je me suis dit mais c’est quoi ça ? C’est de la littérature ? On dit que les médecins, dans le corps médical, c’est pour soigner. Mais il faut d’abord nettoyer les lieux, c’est eux qui vont faire la toilette, et ainsi de suite. Ce qui je crois est détestable, mais pourtant nécessaire, dans mon métier, ce sont les excréments, les crachats, et c’est justement ce qu’on n’a pas envie d’entendre ni de voir.

On peut se demander si la personnalité de Monique Wittig n’est pas morbide ? Si elle n’est pas éclatée ? Qu’est-ce que l’amour pour elle ? Est-ce quelque chose de si méprisant, même si c’est quelque chose de merveilleux ? Ou est-ce tout simplement une façon de dire « l’amour, c’est aussi cela », et « en l’autre il faut voir ses nullités et c’est tout cela qui fait l’être humain » ?

Première question, première constatation, ce qui me vient à l’esprit. Par rapport à vous, à Marie-Hélène Bourcier qui parlait en donnant l’impression qu’elle lui en voulait quelque part de n’être pas revenue, on a l’impression que c’est cela.

Mais comme on vient de le préciser, la première thèse faite en France sur Monique Wittig date de 1999. Marie-Hélène Bourcier précise que pour connaître l’écriture lesbienne, il faut s’exproprier quelque part. Il faut lire en anglais. On ne peut pas lire, on ne peut pas trouver son identité dans la langue française. On ne peut qu’être profondément triste. Je suis d’origine étrangère, je suis francophone, c’est la seule langue que je sais lire. Je sais que je suis lesbienne. Personnellement, je ne sais pas comment les autres se définissent par rapport au lesbianisme.

J’en profite pour dire qu’il faut arrêter de dire « on est femmes, on est lesbiennes, on est ceci, on est cela ». On devrait se dire « on est le summum des êtres vivants et en l’an 2000 ». On n’arrive pas encore à se dire « on est le genre humain » et dans le genre humain, comme dans le gendre des légumes, comme dans le genre de tout, on est lesbien, on est gay, on est hétéro et chacun est ce qu’il est, ce qu’il ressent et ce qu’il veut être. On n’a pas à nous imposer et on n’a pas à s’imposer. Chacun doit trouver sa place, même si nous en tant que lesbiennes, qui vivons dans l’ombre et à qui on ne donne pas la parole, on doit s’imposer.

Il y a un travail à faire et c’est clair, il ne faut pas rêver. C’est pour cela que les lesbiennes sont des femmes. Evidemment qu’on est des femmes, dans le sens où il y a le masculin.

C’est pour cela que je dis qu’on a le droit à la diversité. Parmi les femmes, il y a de tout. Parmi les lesbiennes, il y a de tout. Il y a celles qui veulent paraître des garçons, celles qui veulent paraître plutôt féminines et ainsi de suite.
Féministe et lesbien.

Je pense qu’on doit revendiquer beaucoup plus le lesbianisme par rapport au féminisme, parce que même si les lesbiennes ont été féministes, les féministes n’ont pas beaucoup pris la défense des lesbiennes.


Cineffable
: Je pense que nous devrions revenir sur cette fameuse formule « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». L’une d’entre vous aurait-elle envie ?


Suzette Robichon
: Je préfère ne pas répondre à la première question car nous ne sommes pas là pour faire la psychanalyse d’un auteur. Ce dont j’ai envie de parler, c’est de l’œuvre de Monique Wittig. J’ai envie de la faire découvrir. Je n’ai pas forcément envie de revenir sur pourquoi elle est partie ou pas. Catherine Ecarnot pourra parler sur l’amour. Je préfère revenir sur le texte lui-même parce que c’est tellement facile de revenir sur « les lesbiennes ne sont pas des femmes ».


Catherine Ecarnot
: Sur la question de l’amour et du découpage du corps dans Le Corps lesbien, avec même ce qui n’est pas beau, qui n’est pas honorable chez l’autre. Chez Monique Wittig, il n’y a pas de hiérarchisation des choses. Elle ne privilégie pas ce qui est dit dégoûtant. Elle ne privilégie pas particulièrement le sexe, la vulve. C’est entre autres. Il y a aussi les oreilles, il y a l’index, le majeur. Dans Le Corps lesbien, il y a déjà l’idée de déconstruire le blason, qui immobilise la femme dans une description très figée, qui ignore beaucoup de choses, mais qui reste une description figée et ensuite une image à laquelle l’ensemble des femmes doit correspondre sinon elles n’existent pas. Il y a cela et il y a chez Monique Wittig un amour passionné de la vie sous toutes ces formes. Elle est tellement profondément athée qu’il n’y a pas l’idée de dire « ça, c’est le grand amour » et « ça, c’est important ». On voit la petite Catherine Legrand s’intéresser à un caillou pendant l’enterrement de son oncle. C’est aussi important que la mort de l’oncle parce que tout dans la vie est important et il y a un refus constant de se prêter aux hiérarchies et d’adopter ce qui va de soi.
Au contraire de la morbidité, je crois que c’est une leçon de vie, d’amour du quotidien qui devient magique.


Marie-Hélène Bourcier
: J’aurais tendance à aller dans le sens de ce que dit Catherine Ecarnot. Vous avez donné une vision assez réaliste « la merde, le sang, l’urine », des choses qu’on ne dirait pas et qu’elle dirait. Est-ce que c’est morbide ou pas ? Je ne sais pas si vous serez sensible en tant que médecin, mais pour moi ces passages, c’est « l’anatomie n’est pas le destin ».
C’est fondamentalement une déconstruction du corps straight. On pourrait le dire en termes deleuziens, on pourrait dire que c’est une reterritorialisation du corps. A l’époque, il n’y avait pas que Monique Wittig qui écrivait comme ça. Il y avait cette mécanique des fluides, aussi bien chez Cixous. Il y avait beaucoup de choses sur le sang des règles, si c’était ça la féminité ? Chez Monique Wittig, là où c’est différent, c’est qu’on n’est pas dans cette féminité-là. C’est cela qui est formidable. C’est pour cela qu’il y a eu ensuite des lectures pornographiques de ces passages. On peut y lire aussi bien du fist fucking que je ne sais quoi. Je pense qu’elle fait quelque chose d’extrêmement fort. Morbide ou pas, la question ne se pose pas. C’est vraiment une appropriation du corps. Il y a du corps chez Monique Wittig et il y a du Corps lesbien. Pour moi, cela revient au titre. C’est la réponse à votre première question.


B
: L’amour ou le wittig, c’est un tout. On ne va pas morceler. C’est tout cela qui est l’être humain, qu’elle est la lesbienne comme tout le monde. C’est ton opinion. C’est ce que je saisis à partir du texte que j’ai écouté.


Eugénie
: Par rapport à ce démembrement tel que j’ai pensé le vivre, il y avait des formes d’initiation dans ses textes et d’identification du corps de l’autre et le corps tout court avec tous ces éléments. Le fait de les nommer constituait une déconstruction du corps qui fait qu’après, à la lecture du livre, on a tous les éléments et on arrive à les refaire souder. Il y a un texte vers la fin du montage où elle dit « c’est étonnant la rapidité avec laquelle tu ressuscites des fleurs de métal ».
Je trouve que côté initiatique, il y avait une idée de démembrement qui était pour moi très proche du sadomasochisme et de la morbidité. Chacune son histoire. Je ne pouvais pas échapper à cela puisque cette initiation, c’est un don de l’autre. On ne sait pas ce que fait l’autre à soi. Parfois elle te coupe en morceaux et on ne sait pas si on va ressusciter. C’était proche de cela, de la fusion. La fusion, c’est peut-être mortel, c’est peut-être vital aussi. Pour moi, elle jouait en plein dedans.


Marie-Hélène Bourcier
: Je respecte votre interprétation mais Monique Wittig a dit quelque chose. Vous nous avez donné une série de blagues ontologiques. Monique Wittig n’aurait jamais dit « la femme est ». La force de Monique Wittig est de ne pas être dans le genre humain, de ne pas être dans ce qu’est la femme. Si vous reprenez la phrase de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient » et le fameux article de Monique Wittig, cette histoire de blague ontologique, « la femme, une blague ontologique » comme elle le dit elle-même, c’est en continuité avec ce que dit Donna Haraway, à savoir que mieux vaut être un cyborg qu’une déesse. Ce que Monique Wittig ouvre, la grande désessentialisation de la femme qu’elle a opérée et où s’accroche cette phrase « les lesbiennes ne sont pas des femmes », c’est ça, peut-être pas des identités mais en tout cas, cela mute. Finalement elle propose. On peut lire Le Corps lesbien comme de la science fiction féministe, post-féministe, lesbienne, avec des corps différents et de l’anatomie différente. Je crois que c’est très fort. C’est pour cela que je ne rejoindrai pas votre interprétation. Qu’on ait toutes intérêt à s’identifier comme lesbienne ou femme, c’est une autre histoire.


D
: Si l’on reprend la citation entière « les lesbiennes ne sont pas des femmes, elles sont des maronnes, des transfuges ». Que signifient ces mots ?


Suzette Robichon
: Le concept de maronne est extrêmement important puisque vous le retrouvez aussi dans Virgile, non. Les maronnes sont les esclaves qui échappent à leur condition d’esclave. « Transfuges », parce qu’elles échappent à la catégorie, à la classe des femmes pour vivre en tant que lesbiennes.


D
: Oui, mais « transfuges » veut dire qu’elles passent d’un pays à l’autre.


Suzette Robichon
: Sauf que pour les lesbiennes, il n’y a pas de pays. Je crois que c’est un voyage sans fin.


D
: Oui, mais c’est un pays à construire. C’est d’abord à désapproprier pour pouvoir reconstruire dans le balbutiement et dans ce qui n’est pas encore dit. Dans le livre, il y a des « / ». Est-ce que cela traduit l’écartèlement de ce corps ? Sur le plan typographique, ces « / », c’est comme une respiration.


Catherine Ecarnot
: C’est quelque chose de très riche, cette scission de toutes les formes de la première personne. Teresa de Lauretis y voit une allusion au sujet lacanien. Ce serait comme une sorte de moquerie puisque Monique Wittig a dit ce qu’elle pensait de l’analyse lacanienne. Il lui est effectivement arrivé de dire qu’il y avait une difficulté d’entrer dans un langage qui ne lui reconnaissait pas une place de sujet immédiate. Elle l’a dit un peu. Je pense aussi que c’est la place vacante pour l’autre, puisque le sujet est constamment dans la recherche de l’autre. Le sujet wittigien est profondément dialogique. Elle cite tout le temps. Les mots qu’on dit sont les mots qui ont déjà été dits. Ce qui importe c’est de les répéter. Il n’y a pas de sujet monolithique. Il y a un sujet dialogique et de plus éclaté. A un moment donné, elle dit que ce « j/e » est signe d’un excès. L’excès du sujet qui parle du lesbianisme, qui a un point de vue lesbien. Il lui manque les mots pour dire ce qui lui tient à cœur et à corps et il triomphe dans l’excès. Chez Monique Wittig, tout est pléthorique, les corps sont monstrueux, se transforment. On a des milliers de doigts, des choses qui font rêver dans Le Corps lesbien. Il y a des énumérations sans fin. C’est une question très riche et très complexe.


D
: Le « tu » et le « vous » n’apparaissent pas. Ce sont des silences, des pauses dans la typographie. Le « tu » naît du « j/e ».


Catherine Ecarnot
: Oui, le « tu » n’est pas scindé. Mais il est essentiel et il vient avant le « j/e » dans le texte. Le « tu » ne naît pas du « j/e », c’est le « j/e » qui naît du « tu ». Le texte commence par un impératif et la première forme du « j/e », c’est « m/a très belle ». C'est-à-dire que la première forme de la première personne qui apparaît dans Le Corps lesbien, c’est dans un groupe nominal qui désigne l’amante. Je pense que c’est le « j/e » qui naît du « tu », mais de toutes façons, c’est réversible.

Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes…, sous la direction de Marie-Hélène Bourcier et Suzette Robichon, Paris, éditions gayes et lesbiennes, 2002.
L’écriture de Monique Wittig. A la couleur de Sappho, de Catherine Ecarnot, Paris, L’Harmattan, Bibiothèque du féminisme, 2002.


Rappel bibliographique

Principales œuvres de Monique Wittig

1964
-
L’Opoponax, Paris, Editions de Minuit, Prix Médicis
1969
-
Les Guerrillères, Paris, Editions de Minuit
1973
-
Le Corps Lesbien, Paris, Editions de Minuit
1975
-
Le Brouillon pour un Dictionnaire des Amantes co-écrit avec Sande Zeig, Paris, Grasset
1992
-
The Straight Mind and Other Essays, Beacon Press
1999
-
Paris-La-Politique et autres Histoires, Paris, Editions POL
2001
-
La Pensée Straight, Paris, éditions Balland, collection Le Rayon

Monique Wittig, diplômée des Hautes Etudes en Sciences Sociales, est Professeur à l'Université d'Arizona. Outre ses livres, elle prépare actuellement deux scripts pour le cinéma et elle a écrit une pièce, Le Voyage sans fin qui a été représentée en 1985, au Théâtre du Rond Point, dans une mise en scène qu'elle a co-réalisée avec Sande Zeig. Sous le titre The Constant Journey cette pièce avait été auparavant produite aux Etats-Unis. Une vidéo du spectacle peut-être vue au Centre Simone de Beauvoir à Paris et au Theater on Film and Tape Library, Lincoln Center à New York.

Monique Wittig a fait partie du collectif de Questions féministes jusqu'à la fin et de Feminist Issues.

Monique Wittig meurt d'une crise cardiaque le 3 janvier 2003.